L'Europe, déjà vieille, ne cesse de réitérer le discours traditionnel de la modernité. C'est son identité, son héritage. Notre devoir, dit Derrida, c'est d'assumer cet héritage, mais comment? Pour s'en faire les gardiens, il faut accepter de ne pas se fermer sur soi . Il faut toujours repartir, recommencer, renouveler le sens du nom Europe . La crise du discours moderne, voire sa mort, est toujours imminente. Elle oblige à inventer, maintenant, un autre geste. Pourquoi maintenant? Parce que cela a lieu, déjà, aujourd'hui. Qu'est-ce qui a lieu? La crise d'un certain ordre du capital qui est en même temps un ordre de l'esprit. Au moment où le capital d'universalité de l'Europe est mis en question, le réveil de l'identité culturelle européenne ne passe pas par la réaffirmation du même cap, mais par "tout autre chose", l'invention d'un tout autre cap, que Derrida nomme l'autre du cap.
Ce texte de Paul valadier me servira de base pour engager une autre pensée, un autre cap. Paul Valadier est docteur en théologie et en philosophie, et est un spécialiste de Nietzsche. Cet autre cap, une jeunesse Européenne l'a déjà engagé. Il peut aussi passer par une régression, mais en aucun cas les directions dites "populistes", de droite et de gauche, qui sont, elles, des solutions ultra archaïques ne sont des solutions. Elles sont des impossibles devant le mur des constructions sociales anciennes, qui nous ont conduit là où nous en sommes. Des tentatives autres sont à l'oeuvre. Elles étaient déjà en germe chez Nietzsche.
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D ans un texte de 1945, Hannah Arendt écrivait que les Juifs, « aux ancêtres desquels nous devons la première conception de l’idée d’humanité », « ont fini par comprendre, dans la crainte et le tremblement, ce dont l’homme est capable, et c’est là, en vérité, ajoutait-elle, un prérequis de toute pensée politique moderne » . Ils avaient compris, à travers sang et larmes, que c’est « sur ceux qui sont saisis d’une peur véritable devant la faute inéluctable du genre humain, sur eux et sur eux seuls, qu’on pourra compter pour affronter partout, sans crainte ni compromis, le mal dont les hommes sont capables et qui est sans limites ». La vérité enfin dévoilée, c’est donc ce mal illimité dont l’homme est capable, mal qui suscite la terreur devant cette capacité à entreprendre le pire dont le nazisme venait d’être l’effroyable exemple. Phrases terribles, mais prémonitoires de ce dont même Arendt ne se doutait pas encore à cette date : le Goulag et les millions de victimes du bolchevisme, ou des autres horreurs que la fin du siècle a multipliées, au Cambodge, dans l’ex-Yougoslavie ou par les génocides africains. On comprend que Arendt ait prononcé dans le même texte cette sentence tellement surprenante pour un humanisme « éclairé » : « L’humanité est pour l’homme une lourde charge... »
2Tel est bien le contexte dans lequel se pose, en ce début du xxie siècle, le problème du mal politique. Question née de l’horreur devant les spectacles que le siècle finissant a multipliés sous des formes toujours renouvelées, ingénieuses jusqu’à la nausée, sans qu’on puisse assurer que le passage d’un millénaire à un autre nous guérisse de tels maux. On peut sans peine imaginer d’autres calamités, peut-être pires, maintenant que l’humanité entière est solidaire ou enserrée dans les multiples réseaux économiques ou communicationnels que nous connaissons.
Une leçon à tirer de l’expérience tragique du xxe siècle consiste à ne pas s’endormir sur des illusions. Aucun système institutionnel n’est à l’abri de la corruption, et la démocratie pas plus qu’un autre. Fatigue et usure des institutions qui, avec le temps, perdent de leur pouvoir régulateur ou se compliquent à l’excès ; impuissance des gouvernants à la décision, parce que débordés par la mondialisation ou timorés devant l’opinion publique ; domination des lobbies et corruption par l’argent ; individualisme grandissant, qui replie le citoyen sur ses seuls « droits » et ronge le lien social ; domination apparemment immaîtrisable de la recherche scientifico-technique qui, à nouveau sous l’invocation du bien le plus grand de l’humanité (thérapie, santé, progrès des connaissances), peut conduire à des pratiques redoutables (génétique, neurosciences…), et donc engendrer des formes nouvelles du mal politique. Peut-être même pressentons-nous là les figures à venir du mal politique qui, sous couvert de la tentation du plus grand bien des hommes, sera une forme très incisive du mal radical.
Mais, sans verser dans le pessimisme, la présence du mal doit rappeler qu’aucun système n’a pour lui la pérennité ; et, donc, que la démocratie elle-même peut être affectée par des formes du mal qui, pour être apparemment indolores ou moins violentes que les totalitarismes, détruisent pourtant le vivre-ensemble et le sens même d’une « société bien ordonnée » (Rawls). Il y aurait là un nouveau chapitre ou un développement supplémentaire sur le mal politique moderne. Car il ne faudrait pas que la nécessaire dénonciation des crimes politiques du récent passé nous aveugle sur les bassesses ou les contradictions de nos démocraties ; celles-ci aussi engendrent de graves injustices, multiplient les laissés-pour-compte, incarnent une théâtralité du politique qui contribue à l’a-politisme et renvoient le citoyen à la passivité ou à la seule recherche de ses intérêts propres. Une défaite du sens qui affecte nos démocraties est une autre forme du mal : plus grave peut-être que les violences visibles auxquelles il est possible et nécessaire de s’opposer, car ce mal sournois est insaisissable, impalpable, infigurable ; il corrompt les volontés et interdit une opposition frontale.
Faut-il conclure que la démocratie est « un moindre mal », qu’elle est, selon une expression nietzschéenne, un faute de mieux par excellence ? Peut-être, mais il faut éviter d’entretenir ces formes de pessimisme qui contribuent au nihilisme et démobilisent devant de nouvelles formes du mal ; il faut plutôt, sans illusions ni pessimisme a priori, entretenir et fortifier les convictions démocratiques de nos contemporains. Après tout, celles-ci reposent sur une idée de la raison : à savoir que mal ou violence ne sont pas les derniers mots de tout, mais que, dans la lucidité devant leur présence, l’homme peut vouloir instituer du sens plutôt que ne rien vouloir ou vouloir le rien. Kant l’avait dit : le mal n’est pas le principe premier, et même si, à certaines époques, il semble tout emporter sous sa loi tyrannique, il faut le désigner pour ce qu’il est, le règne du maléfique quand les hommes s’abandonnent à leurs démons, au lieu de chercher incessamment de quel bien ils sont capables, et quel Bien leur fait signe à travers leurs recherches. La honte éprouvée par Arendt devant l’humanité fait écho à la sagesse de Sophocle lorsque le chœur proclame, au début d’Antigone : « Beaucoup de choses sont inquiétantes, mais aucune n’est plus inquiétante que l’homme. » Et si, selon la Bible, la vraie sagesse commence par la crainte de Dieu, on peut ajouter, avec le tragique grec, qu’elle passe aussi par la crainte de l’homme. Seuls ceux qui connaissent de quoi l’homme est capable dans le pire peuvent espérer en lui, sans illusion et en vérité
L’histoire de l’homme est devenue l’histoire des masses. Les mass médias sont cette invention du XX° siècle qui écrase l’homme moderne d’une sur-information, d’une sur-consommation d’images, dans une sorte d’hypnose collective conduisant à une uniformisation du goût, du penser, des besoins, conduisant l’être humain à avoir le sentiment de désirer, alors que ses désirs deviennent la « propriété » de ceux qui possèdent l’univers médiatique.
La campagne présidentielle qui se déroule sous nos yeux, à condition d’être regardeur de médias, voire écouteur de radio montre, pour qui s’attache à tenter de l’analyser, la représentation scénarisée de l’avénement d’un sauveur, au nom d’une justice à faire entendre, afin que chacun dans son pré carré, son égo, trouve soudain une sécurité, une tranquillité, avec en prime un avenir possible, dans un futur qui serait un retour arrière vers un passé fantasmé.
Le tout ficelé par une absence totale à la fois de sens, de raison, de réel. Je dis « réel » et non réalité, car le réel c’est ce qui échappe. C’est ce qui nous glisse dans les doigts.
La question n’est pas de savoir si les élites imbéciles issues des ENA, et autres écoles SUP qui nous ont gouverné, ont écrasé le peuple, à savoir cette masse d’individus dont les sujets ne perçoivent plus l’historicité de leurs existences. D’où s’ensuit un malaise de l’être, une absence douloureuse d’identité, perte de sens, et une inscription dans les inconscients d’une colère, d’une impuissance, de pulsions de meurtres, de destruction, qui peuvent à leur tour être l’objet de manipulations par les pouvoirs en places, à leur avantage.
Les masses sont fabriquées industriellement, l’individu est réifié, il devient un étant, il tue le vivant sans conscience dans ses abattoirs à viande, cette même viande vendue sous cellophane comme « objet anhistorique ».
La question n’est plus de constituer un soi disant front républicain, ou de rassembler une soi disant nation, mais de réaliser cet « amor fati » de Nietszche, cet amour du destin, qui constitue l’ultime et dernière conscience possible de l’humain, pris dans sa contradiction entre le chaos dont il est issu et les dérives politiques de ses ruses pour y échapper.
Il n’y a pas d’Ithaque, de retour possible, d’ailleurs.
Benjamin Sisqueille
Je terminerai en laissant la parole à George Bondor, philosophe Roumain, de l’Université « Al.I. Cuza » de Iasi, autre grand spécialiste de Nietzsche
Lorsqu’il dresse la typologie du nihilisme, Nietzsche est pleinement conscient qu’il parle d’un « lieu » et que son analyse reflète un point de vue personnel. Pour lui, le nihilisme représente la manière d’être de l’Européen moderne et, implicitement, sa propre manière d’être. La modernité au XIXe siècle, telle qu’elle est entendue et vécue par Nietzsche, est l’époque de l’extrême individualisme, mais aussi de la massification. C’est l’« époque des machines », où l’individu devient un instrument de l’ensemble. C’est l’époque du triomphe des masses, de l’enrégimentement des exemplaires uniques, devenus dès lors des masques anonymes. Les valeurs elles-mêmes se « démocratisent ». Conscient du fait que son analyse est subjective, limitée par son propre positionnement dans la modernité, Nietzsche rappelle toujours la possibilité de dépasser la manière moderne d’être et, à la fois, de se détacher du nihilisme. Dans ce but, on met en œuvre une thématique extrêmement complexe, destinée à identifier le type humain qui devrait être promu, cultivé et créé. On ne pourrait mettre fin à la domination de la machine que par l’apparition du surhomme, qui est censé sauver l’humanité du nihilisme. Son émergence n’est toutefois possible que si l’on a parcouru le nihilisme jusqu’à ses conséquences ultimes. Étrangement, l’expansion moderne de l’homme-masse, du « dernier homme », prépare l’arrivée du surhomme. L’aurore ne s’annonce que par un parcours préalable (et complet) à travers le crépuscule. « A l’opposé de cette diminution et de cette adaptation des êtres humains à une utilité spécialisée, il est besoin d’un mouvement inverse, la création de l’être humain qui synthétise, totalise et justifie, pour qui cette machinalisation de l’humanité constitue la condition préalable de son existence en tant que le support sur lequel il puisse inventer sa forme supérieure d’être… » (Nietzsche 1999, t. 12, 10 [17], 463 ; Nietzsche 1976, 116).
George Bondor