l’Agrithéâtre une utopie culturelle
Je voudrais une fois encore affiner la position de l’Agrithéâtre et en affirmer l’Utopie.
Créer un tel lieu en pleine campagne, et penser que les habitants vont systématiquement adhérer et l’accompagner est bien sûr très naïf. Certains m’ont dit « tu vas trop vite ! ». D’autres ont affirmé : « Tu es dans le Lot, à quoi t’attends tu ?». Histoire de dire et affirmons le : « En rase campagne, les bouseux, ils en ont rien à foutre du théâtre, alors, de la culture, n’en parlons pas !»
Je pense à Nietzsche évoquant le bonheur de l’animal, qui broute, défèque et dors, et qui regarde l’homme s’agiter pour créer un confort qui le ruine. Le langage pratiqué par l’homme, supposé l’élever au dessus d’une animale condition, ne sert hélas pas à ne parler que du temps qu’il fait ou de celui qui passe.
De même que la colère des gilets jaunes n’a finalement servi qu’à afficher l’impuissance d’un pouvoir, poussé aux limites de sa violence et de son arrogance, aux regards de nos voisins européens hypocrites ; je ne crois plus au grand soir depuis longtemps, mais j’ai toujours eu horreur du conformisme, qui me semble être l’antichambre du fascisme.. Donc que dire, si l’on doit aller doucement, prendre soin des susceptibilités grégaires.
C’est un travail de fond qu’il faut entreprendre, et ce sans compter sur les locaux ou nationaux qui saupoudrent d’un vernis culturel des populations déjà averties, se satisfaisant de cette norme sociale contribuant à maintenir à une certaine température le vide culturel régnant en notre époque. Petit à petit l’esprit critique se résume à « ne pas mettre d’argent dans les avions de guerre, mais dans les services publics ». C’est mal connaître l’échafaudage libéral, qui règle comme une horloge, à flux tendus, nos peurs, nos espoirs, nos révoltes, bref nos vies. Et fabrique dans nos écoles, une soumission durable, soit remplir des cases pour être un bon citoyen, docile et résigné.
L’Agrithéâtre refuse la norme et la subvention. Qu’est ce à dire ? Que nous sommes des gens dangereux et irresponsables ? Que nos spectacles sont incompréhensibles ? De mauvaises factures ? Notre accueil déplorable ? Non bien évidemment. Mais aller contre le pouvoir est la garantie, bien sûr, de s’exposer à la censure, et la censure peut venir parfois des habitants, toutefois d’une frange d’habitants qui ne tiennent pas à être dérangés intellectuellement et physiquement.
Il y a des tranches de populations certes proches dans leurs modes de vies et éloignées dans leurs modes de penser, d’où des bulletins de votes très antagonistes allant de la gauche libérale à l’extrême droite fasciste, et puis une population plus jeune, se repliant sur la campagne, avec des enfants, anticipant activement une vie climatiquement surchauffée, avec une innocence et une naïveté à retrouver des utopies oubliées sur lesquelles nous nous sommes déjà cassé les dents.
Une philosophe de siècle dernier, Hanna Arendt pour ne citer qu’elle, a décrit avec une grande justesse la fabrique de la société des masses. « D"éminents érudits et homme d’états européens prédisaient depuis le début du XIX° siècle, la naissance de l’homme de masse et de la société de masse. » (Hanna Arendt – les origine du totalitarisme ). Nous sommes désormais dans un paradoxe assez fou, car à la fois la société est massifiée par un type d’individualisme illusoire, celui des réseaux sociaux, où l’homme est plongé dans une solitude totale et reliée par le téléphone portable. Télé en grec veux dire loin de, nous sommes loin de nous, alors que nos corps se côtoient, mais désormais dans l’interdit du contact physique. Le pouvoir arrive à ce mensonge sublime, créer des sociétés d’êtres isolés, se pensant libres, mais contrôlés dans leurs liens et manipulés par la création de besoins se substituant au désir, donc infantilisants. Nous sommes dans la société du plus de jouir cher à Lacan, et dans une impuissance démocratique totale à nous libérer de ce procédé de massification issue directement des conséquences des récents totalitarismes. Disons que le libéralisme devient un totalitarisme fasciste. Mais nous ne nous l’avouons pas, car la nécessité d’un génocide planétaire est géré grâce à une régulation à flux tendu des besoins énergétiques qui nous permettent l’illusion de l’abondance, et nous font taire en différant l’inéluctable.
Les couches de populations qui constituent la ruralité n’échappent pas à ce schéma, et se regroupent non dans la richesse de leurs différences mais dans cette constitution du même à laquelle travaille le libéralisme, plutôt que de construire du commun. Nous sommes « bio », nous préservons les graines anciennes, les volailles anciennes aussi, nous critiquons discrètement les fêtes de villages mais nous allons y boire un verre. Le néo rural participe au conseil municipal, s’y s’intègre comme il peut quand il n’est pas du coin et quand on est de retour au pays, on va aux enterrements et aux vœux du maire. C’est dire si on est loin de l’agora, et des réunions paysannes nécessités par le travail des champs. On est dans l’hypocrisie, le semblant, le paraître et dès qu’un événement nouveau survient, on y court puis on le délaisse, insatisfait. C’est trop tôt, ça dérange, ça nous change, bref restons dans le dénie confortable. Faisons des soirées jeux de société, ça maintient les liens.
J’aime beaucoup cette phrase de Beckett dans en attendant Godot : « Est ce que j’ai dormi pendant que les autre souffraient ? ».
Le projet de l’Agrithéâtre est dans une certaine radicalité certes. Mais cette radicalité est là pour provoquer une prise de conscience, un accès sauvage à la culture, à savoir un accès aux questions de l’humain, du vivant, du commun, de la transcendance, et à toutes les questions qui en fin de compte nous ont constitués dans le langage.
Le projet de l’Agrithéâtre me semble de toute nécessité aujourd’hui, car les totalitarismes barbares sont à nos portes, voire dans les murs déjà. Nous sommes des êtres de paroles, mais il faut des congrès, ou des ronds points, et de la misère, pour se parler. Alors pourquoi pas des théâtres ? Car le théâtre est l’art qui interroge la langue, la parole, la voix, le mouvement des corps, nous donne à voir l’invisible. Ce que nous ne savons pas (ou ne voulons pas) voir, c’est la fonction de cet art. Et quand on croise des autochtones qui disent ne pas aimer le théâtre, alors qu’ils n’y sont jamais allé, je vois à quel point nos politiques culturelles ont été des farces bourgeoises, et combien délaissées et appauvries ont été les terres de ruralité profonde.
C’est pour cela que nous refusons les subventions et travaillons à l’utopie d’une culture appartenant à ceux qui la font, par leur travail, leur présence, la mise en commun de leurs forces, de leur foi. Populaire est ce le mot ?